16
C’est un soir humide, avec de grands pans de ciel découvert, bleuissant, rosissant, des nuances à la Watteau, mais je me trompe, mieux vaut se représenter un Van Goyen inconnu, cette fluidité d’après la pluie, mouvante par-dessus le théâtre de verdure, entre les frondaisons duquel s’enfle et s’élève un chœur ample de Kodaly. Je suis à Ede (Gelderland) et j’aurai quinze ans bientôt. Un visage de très jeune fille, contemplé de loin, et la musique infinie, large comme un avenir rêvé. Un visage de jeune fille. L’homme cherche à recomposer ce visage. Il ne faut le parer d’aucune aura, aujourd’hui l’homme qui écrit ces fadaises mémorables le sait. Je ne peux détacher les yeux de ce profil d’adolescente, qu’éclaire a giorno un spot inespéré. Un peu de brise soulève la mèche brune et rebelle qui sinue jusqu’à la paupière. Mara, son prénom, tu ne l’as pas oublié. Mara. Je meurs d’amour pour Mara. C’est elle qu’hier j’ai croisée dans la Grotestraat. Je me suis retourné, et j’ai failli tomber de ma selle. Mon vélo a fait un écart, j’ai redressé in extremis devant le triporteur du boulanger (Huyzinga, Brood en Banketbakkerij), stationné le long du trottoir. Je me suis senti ridicule, trop grand (les jambes nues, maigres, les genoux proéminents), trop pâle, boutonneux. Était-ce bien moi ? J’ai éprouvé l’envahissement brutal d’un désir et d’une honte insoupçonnables. Avais-je, le jour de cette rencontre, déjà fait l’amour avec Mina ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Il me monte en mémoire des tranches de vie parallèles, sans rapport entre elles, comme si j’avais été plusieurs, un être multiple, un corps possédé tour à tour par des esprits étrangers, anges ou démons qu’aucune querelle cependant n’oppose, puisqu’ils se succèdent en moi sans se rejoindre. Le chœur somptueux de Kodaly prend langue avec le ciel qui s’obscurcit, et les feuillages piqués de flèches de lumière jaune vibrent, cette vibration s’empare de mes nerfs, mes yeux ne quittent pas le profil immobile de Mara, la sourde clarté de la joue, les vagues dorées dans le châtain palpable de la chevelure. Oui, Mina se trouve assise à côté de moi, au dernier rang de l’amphithéâtre habité d’échos, les genoux croisés sous sa jupe d’étamine transparente, les paupières alourdies, la nuque ployée. Mina écoute le chant gronder, éclore en elle, et le recueille en son ventre avide, son ventre à la peau lisse et tendue bat comme un soufflet d’orgue, Mina.
Le concert se termine. La foule entonne le Wilhelmus. Mina se lève avec un soupir. Je cherche encore Mara des yeux. Elle a disparu. J’attendrai la nuit entière, je veillerai dans l’arène déserte, je descendrai les degrés de pierre jusqu’au cœur de l’arène, et je dirai seul, pour les arbres calmés, la nuit, les étoiles, les oreilles du temps, le poème d’amour génial et niais que je compose avec orgueil, humilité, chasteté, bassesse, éblouissement en l’honneur de Mara l’inoubliable putain vierge.
Il faut rentrer, dit Mina. Monsieur Vrins nous précède. Mina cherche dans le noir ma main que je lui refuse.
Le lendemain, je me dirige à pied vers le théâtre de verdure. Je traverse le parc, évitant d’être vu de la buvette en stuc, où d’ailleurs il ne doit y avoir personne ce matin. Je ne reconnais pas les lieux où je guette le souvenir d’une musique enveloppante, je m’assieds sur la pierre blanchâtre, j’attends.